Le long chemin vers la justice en Ouganda : le verdict de Kwoyelo et les leçons à tirer pour les futures poursuites judiciaires pour crimes internationaux

21/08/2024

Le 13 août 2024, la Division des crimes internationaux (DCI) de la Haute Cour d’Ouganda a rendu son verdict tant attendu dans l’affaire opposant l’Ouganda à Thomas Kwoyelo, ancien commandant et colonel du groupe rebelle de l’Armée de résistance du Seigneur. M. Kwoyelo a été reconnu coupable de 44 chefs d’accusation de crimes contre l’humanité, de crimes de guerre et d’autres crimes graves – notamment de meurtre, de viol, d’esclavage, de torture, d’emprisonnement illégal et de pillage – commis au cours du conflit armé qui a duré des décennies dans le nord de l’Ouganda entre la LRA et le gouvernement ougandais. Ce jugement, dont Kwoyelo peut encore faire appel, représente une étape importante dans la quête de justice et de responsabilité et une étape cruciale vers la reconnaissance des souffrances des victimes de ces horribles atrocités de masse. Il conclut également un processus judiciaire complexe et prolongé qui a duré 13 ans.

Kwoyelo a initialement été inculpé de 93 chefs d’accusation ; cependant, en décembre 2023, le tribunal l’a acquitté de 14 chefs d’accusation et lui a ordonné de se défendre contre les 78 chefs d’accusation restants. Dans son jugement, le tribunal a rejeté et acquitté Kwoyelo de 34 chefs d’accusation et l’a reconnu coupable de 44 chefs d’accusation, dont 10 chefs d’accusation de crimes sexuels et sexistes.

En 2009, les Forces de défense populaires ougandaises (FDP) ont capturé Kwoyelo dans le parc national de la Garamba, en République démocratique du Congo. Son procès devait s’ouvrir en juillet 2011. Toutefois, la procédure a été interrompue lorsque Kwoyelo a déposé une requête auprès de la Cour constitutionnelle, arguant qu’il était éligible à l’amnistie et que les poursuites engagées contre lui violaient son droit constitutionnel à l’égalité de traitement. La Cour constitutionnelle a statué en sa faveur et a ordonné à la DCI de suspendre le procès. En 2015, à la suite d’un appel réussi du procureur général, la Cour suprême a annulé cette décision, autorisant la reprise du procès.

La procédure préliminaire a commencé en 2016 et a duré près de deux ans, au cours desquels le tribunal a examiné diverses requêtes préliminaires liées à la compétence, aux lois applicables, à la protection des témoins, à la divulgation des preuves et à d’autres questions de procédure. Étant donné que les crimes que Kwoyelo était accusé d’avoir commis étaient antérieurs à la promulgation de la loi sur la Cour pénale internationale (CPI) en 2010, le Directeur des poursuites publiques (DPP) ne pouvait pas l’inculper en vertu de cette loi sans enfreindre le principe de légalité. En vertu de l’article 28(7) de la Constitution ougandaise de 1995, nul ne peut être inculpé ou condamné pour des actes qui ne constituaient pas une infraction pénale au moment où ils ont été commis. En outre, une personne ne peut être condamnée que si la loi définit clairement l’infraction et prescrit sa peine.

Au lieu de cela, le DPP a porté des accusations contre Kwoyelo en vertu du droit international coutumier et de l’article 3 commun aux Conventions de Genève de 1949. Le DPP a également porté des accusations alternatives en vertu de la loi sur le code pénal. En 2018, la DCI a confirmé les 93 chefs d’accusation contre Kwoyelo, ouvrant la voie à l'ouverture du procès principal en septembre 2018.

Au cours de la procédure préliminaire, Dominic Ongwen, l’un des cinq commandants de la LRA inculpés par la CPI, s’est rendu et a été transféré à La Haye pour y être jugé. L’Ouganda est ainsi devenu l’un des rares pays à mener des procédures pénales parallèles aux niveaux national et international pour des crimes commis au cours du même conflit armé. Ces procédures parallèles ont mis en évidence de fortes différences entre les tribunaux en termes de capacités, de cadres juridiques et institutionnels, de ressources et d’installations. Ces disparités n’ont pas échappé aux victimes et à leurs avocats, qui ont estimé que les personnes impliquées dans l’affaire Ongwen avaient reçu un meilleur soutien et une meilleure représentation que leurs homologues dans l’affaire Kwoyelo. Lors d’une des audiences, Kwoyelo a été cité comme ayant demandé que son dossier soit transféré à la CPI afin de pouvoir bénéficier de la procédure accélérée.

Le procès d'Ongwen, qui a commencé des années après celui de Kwoyelo, s'est terminé en 2021 avec sa condamnation pour 61 chefs d'accusation de crimes de guerre et crimes contre l'humanité, et une peine de 25 ans de prison. En février 2024, la CPI a émis une ordonnance de réparation pour les victimes des crimes d'Ongwen.

Avec la condamnation de Kwoyelo, les victimes s'attendent à des réparations similaires à celles ordonnées dans l'affaire Dominic Ongwen. Cependant, contrairement au Statut de Rome qui prévoit explicitement des réparations pour les victimes après condamnation et établit un mécanisme pour leur mise en œuvre, la DCI ne contient aucune disposition législative spécifique à cet égard. Au lieu de cela, en vertu des règles de la DCI, il est laissé à la discrétion de la chambre de première instance d'ordonner à la personne condamnée de verser une indemnisation aux victimes en plus de toute autre sanction légale. Le tribunal peut également imposer des amendes ou d'autres ordonnances de réparation jugées appropriées. Les règles exigent que la chambre de première instance tienne compte des points de vue des victimes pour déterminer la nature des réparations qu'elles doivent recevoir. Cependant, les règles ne disent rien sur les formes spécifiques de réparations ou sur la manière dont elles seraient mises en œuvre.

Étant donné que Kwoyelo est en détention depuis 15 ans et qu’il n’a aucun bien tangible, toute ordonnance de réparation ne sera probablement pas exécutée à moins que le gouvernement n’en assume la responsabilité, comme le prévoient les Directives fondamentales des Nations Unies concernant le droit à un recours et à réparation. Compte tenu du temps qu’il a fallu pour rendre justice et de l’ampleur des préjudices matériels, moraux, physiques et psychologiques subis par les victimes, le tribunal, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, doit ordonner au gouvernement ougandais d’accorder des réparations adéquates aux victimes des crimes de Kwoyelo, conformément à ses obligations en vertu du droit international.

Le procès de Thomas Kwoyelo offre de précieux enseignements aux États qui souhaitent poursuivre les crimes internationaux devant leurs tribunaux nationaux. L’un des principaux enseignements est l’importance d’un cadre juridique solide qui définisse clairement les crimes internationaux, expose les droits des victimes et stipule comment elles peuvent participer aux différentes étapes de la procédure. Le cadre juridique devrait également inclure des dispositions relatives aux réparations, préciser les différentes formes qu'elles peuvent prendre et désigner l’institution chargée de leur mise en œuvre. En outre, il devrait mettre en place des mesures de protection des témoins pour assurer leur sécurité ainsi que celle des victimes pendant le processus judiciaire.

Il est tout aussi important d’adopter des procédures qui correspondent au système juridique du pays et aux ressources disponibles. Si la CPI fournit des normes et des pratiques exemplaires essentielles pour les affaires de crimes internationaux, les tribunaux nationaux n’ont souvent pas la capacité et les ressources nécessaires pour les respecter. Les tribunaux nationaux doivent donc créer des procédures adaptées à leurs ressources et à leur contexte juridique, tout en veillant à ce que les droits des victimes et le droit de l’accusé à un procès équitable soient respectés sans compromis.

L’expertise en droit pénal international est essentielle pour mener des enquêtes, poursuivre et juger efficacement les crimes internationaux. Il est donc essentiel d’investir dans le développement de cette expertise au niveau national. Cela implique d’intégrer le droit pénal international dans les programmes universitaires de droit afin de constituer un vivier d’avocats dotés de connaissances spécialisées dans ce domaine. Il est également important de l’inclure dans le développement professionnel continu et la formation des praticiens du droit, des juges et des agents des forces de l’ordre impliqués dans ces affaires.

Poursuivre les crimes internationaux de manière efficace et intègre exige des ressources financières et logistiques importantes. Le gouvernement doit d’abord faire la distinction entre les services chargés des crimes internationaux et ceux chargés des crimes ordinaires. Il doit ensuite allouer des ressources adéquates pour mener des enquêtes approfondies, mener des poursuites efficaces et permettre aux victimes de participer de manière significative aux procédures relatives aux crimes internationaux.

Enfin, il est nécessaire d’investir dans la sensibilisation et la communication du public car, compte tenu de la nature et de l’ampleur des crimes, les Ougandais ont tout intérêt à être informés de l’évolution des procédures judiciaires et des décisions prises par le tribunal. Cette transparence est essentielle pour renforcer la confiance dans le processus judiciaire, dissiper toute idées reçues à son sujet et favoriser une participation significative des victimes.

La conclusion du procès de Thomas Kwoyelo marque un tournant dans la quête de justice pour les victimes des atrocités commises pendant le conflit armé dans le nord de l’Ouganda. Malgré la longueur et la complexité du processus judiciaire, la condamnation de Kwoyelo souligne l’importance de tenir les auteurs de crimes internationaux responsables de leurs actes. Il est crucial que le gouvernement ougandais remplisse désormais son obligation d’accorder des réparations adéquates aux victimes, en veillant à ce que leurs souffrances soient reconnues et leur dignité restaurée.

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PHOTO : Thomas Kwoyelo témoigne lors d'une audience au tribunal de Gulu, en Ouganda, en janvier 2020. (Sarah Kasande/ICTJ)